By Eugène Czolij, le 7 février, 2022
Le 21 juillet 2021, le président des États-Unis Joe Biden et la chancelière allemande Angela Merkel ont publié une Déclaration commune des États-Unis et de l’Allemagne sur le soutien à l’Ukraine, la sécurité énergétique européenne et nos objectifs climatiques qui soulignait les arrangements conclus entre les deux dirigeants pour que les États-Unis retirent leur opposition à l’achèvement du gazoduc Nord Stream 2.
Le raisonnement à l’époque était que l’achèvement du gazoduc Nord Stream 2 était inévitable, et que la levée des sanctions américaines qui bloquaient ce projet très controversé du Kremlin améliorerait non seulement considérablement les relations entre les États-Unis et l’Allemagne, mais ferait également fondre le climat glacial dans les relations entre les États-Unis et la Russie.
Ayant obtenu une concession aussi favorable de l’Occident pendant l’occupation par la Russie de la Crimée et de certaines parties de l’Ukraine orientale, ainsi que de certaines parties de la Géorgie, un observateur non initié (non familier avec la mentalité tordue du Kremlin qui considère les concessions de ce type comme des signes de faiblesse mûrs pour de l’exploitation additionnelle) supposerait naturellement que le Kremlin ferait preuve d’un comportement exemplaire (pour un certain temps, au moins), sinon ferait même des concessions pro forma pour démontrer une certaine forme de réciprocité dans ses relations internationales avec l’Occident.
Cette tentative unilatérale de rapprochement de l’Occident rappelle de manière déconcertante les efforts de l’Occident pour apaiser un autre dictateur belligérant le 30 septembre 1938, lorsque le premier ministre britannique, Neville Chamberlain, est rentré chez lui après avoir signé l’Accord de Munich avec Hitler, et a déclaré de manière rassurante à son peuple :
« Je crois que c’est la paix pour notre temps. […]
Maintenant, je vous recommande de rentrer chez vous et de dormir tranquillement dans vos lits. »
Onze mois plus tard, le 1er septembre 1939, le Royaume-Uni s’est réveillé aux atrocités de la Seconde Guerre mondiale alors que les nazis pénétraient en Pologne et, deux jours plus tard, le 3 septembre 1939, ce même premier ministre britannique n’avait d’autre choix que de déclarer la guerre à l’Allemagne nazie.
Cette fois-ci, après la Déclaration commune de juillet des chefs d’État des États-Unis et de l’Allemagne, nous avons déjà été témoins du déroulement des événements alarmants suivants : (i) les prix du gaz ont monté en flèche à la suite des manipulations de la Russie pour créer une crise artificielle en approvisionnement en gaz dans le but de faire pression sur l’Union européenne et l’Allemagne pour qu’elles donnent une approbation réglementaire rapide du gazoduc Nord Stream 2 (le directeur général de l’Agence internationale de l’énergie, Fatih Birol, a déclaré le 12 janvier 2022 que la Russie aggravait la crise du gaz en Europe en retenant au moins un tiers du gaz qu’elle pourrait acheminer vers l’Europe via les gazoducs existants); (ii) la Russie a stationné quelque 100 000 soldats en Crimée et près de la frontière orientale de l’Ukraine, menaçant l’Ukraine d’une plus grande invasion militaire russe (le 15 janvier 2022, le secrétaire de presse présidentiel de la Russie, Dmitri Peskov, a déclaré : « Nous n’allons pas dire que nous ne déploierons aucune arme offensive sur le territoire ukrainien »); (iіі) la Russie a orchestré avec la Biélorussie une crise migratoire aux frontières de la Biélorussie avec la Pologne, la Lituanie et la Lettonie pour déstabiliser l’Union européenne; et (iv) la Russie fait pression sur l’OTAN et les États-Unis pour revenir aux « sphères d’influence » de la Guerre froide et propose des accords de « sécurité » de type Yalta (ces projets d’accords de « sécurité » prévoient le retrait des troupes et des armements de l’OTAN de 14 des 30 États membres de l’OTAN et l’élimination de la « politique de la porte ouverte » de l’OTAN, plus particulièrement à l’égard de l’Ukraine, avec l’intention manifeste de déstabiliser l’Occident, de discréditer, puis de démanteler l’OTAN et de rétablir une sphère d’influence russe sur le territoire des anciens pays du bloc de l’Est).
Par exemple, le projet d’Accord sur les mesures pour assurer la sécurité de la Fédération de Russie et des États membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord du 17 décembre 2021 propose, entre autres, que :
« Article 4
La Fédération de Russie et toutes les Parties qui étaient des États membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord au 27 mai 1997, respectivement, ne déploieront aucune force et aucun armement militaires sur le territoire des autres États d’Europe en plus des forces stationnées sur ce territoire au 27 mai 1997. Avec le consentement de toutes les Parties, de tels déploiements peuvent avoir lieu dans des cas exceptionnels pour éliminer une menace à la sécurité d’une ou de plusieurs Parties. […]
Article 6
Tous les États membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord s’engagent à s’abstenir de tout nouvel élargissement de l’OTAN, y compris l’adhésion de l’Ukraine ainsi que d’autres États.
Article 7
Les Parties qui sont des États membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord ne mèneront aucune activité militaire sur le territoire de l’Ukraine ainsi que d’autres États de l’Europe orientale, du Caucase du Sud et de l’Asie centrale. […] »
La Russie souhaite que l’OTAN et ses États membres abandonnent purement et simplement leur flanc oriental sur toile de fond d’un récit farfelu qui cherche à faire de la Russie une victime dont les frontières sont menacées sans cesse par l’élargissement de l’OTAN alors que : (i) les pays européens qui étaient autrefois sous la sphère d’influence soviétique ont demandé l’adhésion à l’OTAN pour se protéger contre une Russie menaçante; (ii) depuis la Seconde Guerre mondiale, c’est la Russie qui a effrontément violé l’intégrité territoriale de pays indépendants, dont la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine; et (iii) c’est la dépendance de l’Europe envers les approvisionnements en gaz contrôlés par la Russie qui constitue la principale menace pour la sécurité énergétique de l’Europe, comme le démontrent les prix actuels du gaz artificiellement gonflés.
En fait, Poutine a calculé que la Russie peut redevenir un empire en contrôlant l’Ukraine, en militarisant le gaz russe, en déstabilisant l’Occident, y compris l’OTAN, en semant la peur de « l’ours russe », et en invoquant un droit et un devoir autoproclamés d’être la protectrice des russophones du monde entier.
Pourquoi l’Ukraine est-elle au centre de l’attention de la Russie?
Dans son livre intitulé « Strategic Vision: America and the Crisis of Global Power », Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter, ainsi que conseiller aux affaires étrangères de plusieurs autres présidents américains, a clairement répondu ainsi à cette question :
« On ne saurait trop insister sur le fait que sans l’Ukraine,
La Russie cesse d’être un empire,
mais avec l’Ukraine subornée puis subordonnée,
La Russie devient automatiquement un empire. »
L’actuel tsar de la Russie l’a confirmé lorsqu’il a ouvertement déploré que l’éclatement de l’Union soviétique fut « la plus grande catastrophe du vingtième siècle » et s’est engagé à restaurer sa soi‑disant gloire passée.
De plus, le 12 juillet 2021, Poutine a écrit un article intitulé « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens », où il est allé jusqu’à nier l’existence du peuple ukrainien dans son ensemble et a attaqué la légitimité de l’indépendance renouvelée de l’Ukraine en 1991 :
« Au cours de la récente ligne directe, lorsqu’on m’a interrogé sur les relations russo-ukrainiennes, j’ai dit que les Russes et les Ukrainiens formaient un seul peuple – un tout. Ces propos n’étaient pas motivés par des considérations à court terme ou motivés par le contexte politique actuel. C’est ce que j’ai dit à de nombreuses reprises et ce que je crois fermement. […]
Le nom « Ukraine » était plus souvent utilisé au sens du vieux mot russe « okraina » (périphérie), que l’on retrouve dans des sources écrites du 12e siècle, faisant référence à divers territoires frontaliers. Et le mot « Ukrainien », à en juger par les documents d’archives, désignait à l’origine les gardes-frontières qui protégeaient les frontières extérieures. […]
En substance, les cercles dirigeants ukrainiens ont décidé de justifier l’indépendance de leur pays par le déni de son passé, sauf pour les questions frontalières. Ils ont commencé à mythifier et à réécrire l’histoire, à supprimer tout ce qui nous unissait et à se référer à la période où l’Ukraine faisait partie de l’Empire russe et de l’Union soviétique comme une occupation. La tragédie commune de la collectivisation et de la famine du début des années 1930 a été dépeinte comme le génocide du peuple ukrainien. […]
Je suis convaincu que la véritable souveraineté de l’Ukraine n’est possible qu’en partenariat avec la Russie. Nos liens spirituels, humains et civilisationnels formés depuis des siècles et puisant leurs origines aux mêmes sources, ils se sont durcis par des épreuves, des réalisations et des victoires communes. Notre parenté s’est transmise de génération en génération. Elle est dans le cœur et la mémoire des personnes vivant dans la Russie et l’Ukraine modernes, dans les liens du sang qui unissent des millions de nos familles. Ensemble, nous avons toujours été et serons plusieurs fois plus forts et plus performants. Car nous sommes un seul peuple. »
Malgré cette approche impérialiste de la Russie et le désir constitutionnellement inscrit de l’Ukraine d’adhérer à l’OTAN et à l’Union européenne, l’OTAN a essayé de garder une distance prudente vis‑à‑vis de l’Ukraine afin de ne pas provoquer la Russie. Au fil des événements, il est clair que la subtile politique d’apaisement de l’OTAN face à une Russie impérialiste n’a pas fonctionné.
En effet, en février 2014, la Russie a envahi la Crimée et, peu après, des parties de l’est de l’Ukraine. Depuis lors, la Russie a occupé ces territoires et a mené une guerre hybride impitoyable et vicieuse contre l’Ukraine dans le but évident d’en reprendre le contrôle total.
L’agression militaire de la Russie a déjà détruit avec un mépris total à la fois personnes et biens. Plus de 14 000 personnes ont été tuées et plus de 30 000 blessées dans les seules régions occupées de Donetsk et de Louhansk, et il y a plus de 1,5 million de personnes déplacées à l’intérieur de l’Ukraine.
La caractérisation absurde suivante par Poutine de cette agression militaire de la Russie contre l’Ukraine dans son article du 12 juillet 2021 et les violations flagrantes par la Russie des accords de Minsk indiquent pourquoi les ambitions impérialistes de Poutine menacent la sécurité mondiale et on ne peut pas lui faire confiance lorsqu’il offre un cadeau empoisonné :
« Le coup d’État et les actions ultérieures des autorités de Kiev ont inévitablement provoqué l’affrontement et la guerre civile. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme estime que le nombre total de victimes du conflit dans le Donbass a dépassé les 13 000. Parmi eux se trouvent des personnes âgées et des enfants. Ce sont des pertes terribles et irréparables.
La Russie a tout fait pour arrêter le fratricide. Les accords de Minsk visant à un règlement pacifique du conflit dans le Donbass ont été conclus. Je suis convaincu qu’ils n’ont toujours pas d’alternative. En tout cas, personne n’a retiré sa signature du paquet de mesures de Minsk ou des déclarations pertinentes des dirigeants des pays du format Normandie. Personne n’a entrepris une révision de la résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies du 17 février 2015. »
Si l’Occident souhaite surmonter la menace impérialiste de la Russie, les dirigeants occidentaux auront besoin de prévoyance et de courage pour prendre des mesures décisives, notamment pour : (i) appliquer un plan d’action axé sur la paix, la sécurité et la stabilité mondiales, le respect de l’intégrité territoriale de tous les pays et la promotion des principes démocratiques inscrits dans la Charte des Nations Unies; (ii) fournir à l’Ukraine le soutien militaire de l’OTAN et le plan d’action pour l’adhésion à l’OTAN (puisque l’Ukraine défend non seulement son intégrité territoriale, mais confine également les ambitions impérialistes mondiales de la Russie); (iii) veiller à ce que la Russie ne puisse pas contourner l’Ukraine dans l’approvisionnement en gaz de l’Europe en fixant des engagements stricts en matière d’approvisionnement en gaz via le réseau de gazoducs et les stockages souterrains de gaz de l’Ukraine (ce qui améliorera la sécurité énergétique de l’Europe, car la Russie a clairement démontré qu’elle n’est pas un fournisseur de gaz fiable pour l’Europe); (iv) augmenter les sanctions contre la Russie et l’entourage de Poutine, bannir la Russie du réseau de paiement SWIFT et suspendre le processus de certification de Nord Stream 2 jusqu’à ce que la Russie cesse son occupation de l’Ukraine et désamorce les tensions à la frontière ukrainienne (car les sanctions fonctionnent, et ce, malgré le fait que la Russie minimise leur importance, comme l’a clairement démontré l’avertissement de Poutine selon lequel de nouvelles sanctions américaines en réponse à une plus grande invasion de l’Ukraine pourraient rompre les liens entre les États‑Unis et la Russie); et (v) contrer efficacement la machine de désinformation puissante et destructrice de la Russie en diffusant des informations véridiques et les valeurs fondées sur la Charte des Nations Unies à la fois en Occident et en Russie.
Contrer les plans impérialistes de Poutine ne sera pas facile. La Russie est convaincue que l’Occident adoptera finalement l’approche de Chamberlain dans ses relations avec la Russie et continuera donc à pousser l’OTAN au bord du conflit pour maximiser les concessions. L’Occident ne doit pas être dupe de telles tactiques. Au lieu de cela, l’Occident devrait s’inspirer de ses efforts significatifs dans le passé contre l’adversité du même ennemi historique, y compris l’extorsion par l’Union soviétique que constituait le blocus de Berlin et que l’Occident a contré efficacement avec le pont aérien de Berlin.
Comme tous les dictateurs, Poutine ne comprend et ne réagit qu’au langage de la force. Les concessions antérieures à la Russie n’ont fait que produire une Russie plus belliqueuse. L’Occident devrait donc adopter une stratégie éprouvée et efficace tirée de Muhammad Ali pour venir à bout de l’agression hybride de la Russie contre l’Occident, à savoir : « Flotter comme un papillon, piquer comme une abeille ».
Ce n’est qu’en reconnaissant les ambitions impérialistes de Poutine pour ce qu’elles sont et en prenant des mesures décisives pour faire respecter les principes fondamentaux de la Charte des Nations Unies que l’OTAN et ses États membres pourront éviter une crise plus grave et assurer la paix, la sécurité et la stabilité mondiales.
Eugène Czolij est le président d’Ukraine-2050, une organisation à but non lucratif créée pour aider à mettre en œuvre, en une génération – d’ici 2050 – des stratégies pour le développement durable de l’Ukraine en tant qu’État européen totalement indépendant, territorialement intégré, démocratique, réformé et économiquement compétitif. . Il a également été président du Congrès mondial ukrainien de 2008 à 2018.